Publié le 09 février 2023
Phượng Bùi Trân, chaire Mondes francophones
Entretien avec Phượng Bùi Trân
Historienne, spécialisée dans l’histoire de la colonisation, Phượng Bùi Trân a été la première professeure à enseigner une histoire des femmes au Việt Nam. Très active dans le monde académique, elle tisse depuis de nombreuses années des partenariats et coopérations universitaires entre la France et le Việt Nam.
Elle est invitée sur la chaire annuelle Mondes francophones. Celle-ci a été créée en partenariat avec l’Agence Universitaire de la Francophonie.
Votre relation avec la langue et la culture françaises a mal commencé. Avant votre entrée au lycée, vous associiez le français à la langue de l’envahisseur…
Phượng Bùi Trân : Je suis née en 1950, l’atmosphère n’était donc pas du tout francophile, mais j’ai grandi dans le sud du Việt Nam, la République du Việt Nam, où l’enseignement du français est resté obligatoire dans les écoles publiques pendant plusieurs années. Ma famille était francophone et très imprégnée par la culture française, notamment par les valeurs républicaines de liberté et d’égalité. C’est justement pour ces valeurs-là que mon père s’est engagé dans la résistance anticoloniale. Enfant, je n’aimais donc pas du tout les cours de français. Puis par un concours de circonstances, j’ai été mise au lycée français et là ce fut une histoire d’amour avec l’enseignement français et la culture française. J’ai découvert des relations entre professeurs et élèves tout à fait différentes, plus démocratiques, plus libres. Ce qui m’a beaucoup marquée aussi, c’est l’encouragement à la lecture et la mise à disposition pour les élèves de la bibliothèque.
Vous êtes invitée, cette année, au Collège de France sur la chaire Mondes francophones. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Il y a un esprit dans le Collège de France que j’aime beaucoup, c’est enseigner la recherche en train de se faire… En tant que chercheur, on sait que chaque publication, chaque cours est toujours un état provisoire de sa recherche et que rien n’est jamais définitif. Du reste, le monde francophone m’est très cher. En 1991, j’ai participé avec d’autres collègues à la création d’une école privée à but non lucratif, devenue ensuite l’Université de Hoa Sen. L’Agence Universitaire de la Francophonie nous a été d’une grande aide durant ce parcours de vingt-cinq ans. Elle a facilité la création de cette école pilote, et grâce à ce statut nous avons eu une bonne marge de manœuvre dans un environnement très contraignant. J’ai tenu dix-sept ans comme professeure et responsable du département d’Histoire du Việt Nam à l’Université de pédagogie d’Hô Chi Minh-Ville. Très peu de collègues s’investissent dans ce métier, car il est particulièrement compliqué au Việt Nam. Puis, j’ai fini par renoncer. À Hoa Sen, au contraire, nous avons pu expérimenter beaucoup de choses et développer la francophonie, mais adaptée au contexte sud-asiatique, c’est-à-dire une région du monde où l’on parle anglais dans les affaires. Nous avons défendu l’idée de créer des filières vietnamophones, avec l’anglais et le français comme langues étrangères obligatoires. Il nous tenait à cœur de permettre aux étudiants de s’intégrer immédiatement dans le monde du travail, grâce à l’anglais, et de les initier au multiculturalisme avec le français, leur montrer qu’internationalisation ne veut pas obligatoirement dire américanisation. Nous n’arrêtions pas de répéter que le monde francophone favorise la diversité. J’espère pouvoir apporter une petite contribution vietnamienne à la connaissance des mondes francophones.
Au fil de votre carrière académique, vous vous êtes beaucoup intéressée aux femmes vietnamiennes et à l’histoire de leur émancipation…
Lorsque j’étais à l’Université de pédagogie, j’ai choisi le département d’Histoire du Việt Nam, car je pensais, naïvement, avoir les moyens de travailler sur ce sujet. J’ai connu beaucoup de déboires avec les autorités supérieures et j’ai compris que ce n’était pas possible. J’ai renoncé à être professeure d’histoire du Việt Nam, mais je voulais continuer en histoire. Une amie, qui a fondé l’Université ouverte d’Hô Chi Minh-Ville, a eu l’idée d’y créer le premier département des Études sur la femme au Việt Nam et elle m’y a confié l’enseignement de l’histoire. J’ai donc commencé à enseigner l’histoire des femmes vietnamiennes et je me suis retrouvée dans un quasi-désert en matière de ressources. Il n’y avait rien, que des traités hagiographiques sur des femmes-héroïnes. J’ai donc voulu approfondir les recherches dans ce domaine et j’ai découvert à quel point ce sujet était riche.
Comment avez-vous trouvé des sources sur la place et le rôle que les femmes ont eus dans la construction du Việt Nam moderne ?
Dans les sources officielles et classiques, comme les archives et l’histoire officielle du Việt Nam, les femmes sont quasiment absentes. Il faut chercher ailleurs, dans les autobiographies, les biographies de femmes qui sont souvent écrites par des femmes d’une époque postérieure, le folklore, les pratiques religieuses comme le culte des déesses-mères, les sources littéraires… Les historiens classiques considèrent rarement la fiction mais, au fond, elle est remplie de représentations d’hommes et de femmes réels. J’ai également été aidée par l’expérience française : l’historien du Việt Nam, Daniel Hémery, ayant su que je devais enseigner l’histoire des femmes vietnamiennes et que je me trouvais sans ressources, m’a recommandé l’Histoire des femmes en Occident, dirigée par Michelle Perrot, où j’ai pu trouver une histoire partagée et une initiation méthodologique.
Dans le descriptif de vos cours, vous évoquez une période, le XVe siècle, qui a connu la consolidation de l’État et la perte, pour les femmes, des prérogatives politiques…
C’est un aspect méconnu, même au Việt Nam, car l’histoire officielle enseignée à l’école insiste beaucoup sur les mille ans de domination chinoise. Et après, il y a encore eu mille ans où les Vietnamiens, de leur propre gré, se sont efforcés d’apprendre la culture chinoise parce qu’elle représentait la civilisation et qu’il fallait montrer aux Chinois que nous étions aussi civilisés qu’eux, pour qu’ils ne nous envahissent plus, ou du moins qu’ils ne prétendent plus nous dominer pour nous civiliser. Or, la culture chinoise c’est notamment le confucianisme, qui est très patriarcal. Une idée reçue au Việt Nam est donc de penser qu’avant l’arrivée de l’Occident le pays était très oppressif envers les femmes. Or, le pays a une source bien plus ancienne que ces mille ans de domination et fait partie de la civilisation sud-asiatique qui est très variée et souvent matrilinéaire. Pour simplifier, la riziculture est très répandue, et cette culture demande une main d’œuvre plus nombreuse et minutieuse que celle du blé par exemple. Elle ne peut donc se passer de la main d’œuvre féminine. Les femmes comptent alors dans la production, dans le commerce et les croyances. De plus, avec la matrilinéarité, les alliances entre grandes familles passaient par les femmes. Elles avaient donc un rôle politique, il fallait compter avec elles, notamment dans les moments de transition, de changement de règne… Cela ne se perd que vers le XVe siècle, avec le monopole du confucianisme. Elles se rattrapent alors dans la culture et même l’instruction, car si le confucianisme excluait les femmes des concours, elles pouvaient être institutrices. Les femmes n’avaient donc pas le droit de se présenter aux concours, mais quelques-unes d’entre elles – les plus talentueuses et les plus persévérantes – aidaient les hommes à les préparer.
Vous avez beaucoup travaillé sur l’histoire de la colonisation française au Việt Nam et les changements que cela a amenés dans la société…
À partir de la colonisation française, dès le milieu du XIXe siècle dans le Sud (l’ex-Cochinchine), puis dans l’ensemble du pays, les femmes vont à l’école comme les hommes. Je situe la première vague du féminisme vietnamien en 1918, car c’est là que toute une génération d’intellectuels formés à l’école française émerge. Auparavant, l’écriture était à base de caractères chinois, et était très élitiste et difficile. L’alphabet latin et l’écriture romanisée ont permis une alphabétisation facile à beaucoup de gens, et ainsi le développement de la presse et d’une littérature nouvelle.
Lorsque ces nouvelles élites intellectuelles se sont retournées contre la domination coloniale, les filles ont été incluses dans les écoles révolutionnaires et les femmes dans les réunions de résistance. Comment expliquez-vous cela ?
Il y a un vieux proverbe vietnamien qui dit : « Quand l’ennemi arrive au seuil de la maison, même les femmes doivent se battre ». Les Vietnamiennes ont toujours eu une place dans les luttes pour l’indépendance alors le fait qu’elles aient participé à la lutte anticoloniale n’est pas étonnant. C’est après la victoire que les choses ont changé. Les guerres permettent des bouleversements, les femmes participent à l’effort de différentes manières, mais après on « remet les choses en ordre ». D’ailleurs Minh Khai, leader communiste et féministe pionnière de l’époque, disait que la lutte féministe devrait continuer après la victoire de la révolution communiste.
Après son indépendance en 1945, le Việt Nam a encore connu de nombreux conflits. Cela a-t-il fait reculer les avancées féministes ?
Oui, il y a notamment eu beaucoup d’abus sexuels contre les femmes pendant cette longue période de guerres. Cela a donné lieu à des conséquences désastreuses que l’on retrouve dans les violences domestiques d’aujourd’hui. Les combattants sont retournés chez eux avec des traumatismes. Il s’agissait de guerres d’indépendance certes, mais aussi de guerres civiles. Et c’est quelque chose que le Việt Nam n’a jamais regardé en face ni traité sérieusement.
Aujourd’hui, à quels défis les jeunes vietnamiennes sont-elles confrontées ? Y a-t-il encore beaucoup d’inégalités dans le travail ? Ont-elles toujours peu accès à l’éducation dans les régions les plus reculées du pays ?
Oui, il y a ces défis et d’autres comme les vestiges du confucianisme patriarcal qui pèse encore. Il y a encore les pressions d’héritages millénaires comme la dette de reconnaissance envers ses parents, mais aussi des réalités contemporaines comme le capitalisme sauvage et la pauvreté. Il y a beaucoup de réalités différentes et contradictoires qui coexistent aujourd’hui dans le même espace-temps. De nombreuses femmes se retrouvent à devoir partir travailler à l’étranger, dans des conditions de travail illicites… Et d’un autre côté, il y a beaucoup de femmes à la tête d’entreprises ou actives dans le milieu culturel, même si leur activité a toujours besoin d’être soutenue financièrement. Il y a un foisonnement d’organisations et d’activités féministes, mais contrairement à la première vague du féminisme vietnamien, il n’y a pas de convergence pour que leur voix porte davantage. Ce sont des micro-organisations qui essaient de se faire le plus discrètes possible. Toutefois, je vois qu’elles essaient de se connecter.
Il y a un musée des Femmes, à Hanoi. Que pensez-vous du travail de mémoire qui y est fait ?
Ce musée met en avant les héroïnes patriotes ou communistes, il ne parle pas de féminisme ni même d’histoire des femmes. Il y a une idéologie au pouvoir qui impose beaucoup de contraintes, et cela n’encourage pas du tout les Vietnamiens à se lancer en sciences humaines ou en histoire. Ce qui contrebalance, c’est la société civile : beaucoup de cercles et de clubs se développent pour discuter, diffuser des informations, des connaissances sur l’éducation, l’histoire, la jeunesse, la famille, les femmes, le genre… L’idée est de proposer des alternatives à l’information et à l’éducation officielles qui sont déficientes.
Les mouvements féministes d’aujourd’hui font-ils référence à ce que vous appelez « la première vague » ?
Les jeunes vietnamiennes n’en ont pas connaissance. Je suis sollicitée pour faire des formations auprès de leurs organisations afin qu’elles apprennent ce qui s’est passé auparavant. Les jeunes pensent souvent que c’est grâce à leurs études à l’étranger qu’elles ont acquis de nouvelles connaissances et un esprit critique qui leur permet de remettre en cause des choses « traditionnelles ». Je m’efforce de leur rappeler que les traditions ne sont pas aussi unilatérales qu’elles le pensent et qu’il y a eu des ruptures dans l’histoire.
Propos recueillis Marie Mougin